Groupe Inter-académique pour le Développement
Troisième conférence scientifique méditerranéenne du GID
Alexandrie 22-24 juin 2010
Thème : la biodiversité des arbres et espaces boisés méditerranéens
Biens et services fournis par les espaces boisés méditerranéens : économie et politique
Hamed Daly-Hassen, Américo Mendes, Jean de Montgolfier, Pere Riera
Introduction
La communication présentée par Jacques Blondel vous a exposé l’importance exceptionnelle de la biodiversité des espaces boisés méditerranéens. Cette biodiversité constitue une richesse qui est utilisée depuis des millénaires par les civilisations qui se sont succédées autour de la Méditerranée, en leur procurant des usages, des biens et des services très divers, souvent non marchands. Mais cette richesse est également confrontée à des risques nombreux, comme celui de la désertification dont Louhichi Brinis vient de vous entretenir.
Face à ces richesses et à ces risques liés à la biodiversité des écosystèmes boisés, le rôle des économistes est de contribuer à une meilleure compréhension de l’état actuel de ces espaces, à une meilleure évaluation des richesses et des risques, et à une meilleure prise en compte de ceux-ci par les acteurs sociaux, dans les processus de décision et de gestion, en vue d’un développement plus durable. Le but de cette communication est de présenter les grandes lignes de ces apports des économistes. Leur traduction en termes institutionnels de gouvernance sera ensuite approfondie dans la communication d’Abdeladim Lhafi.
La grande diversité, dans l’espace et dans le temps, des usages, biens et services
La grande diversité des facteurs naturels (altitudes, pentes, expositions, nature des sols, températures, précipitations, vents) est une des causes de la grande diversité de la flore, notamment forestière, ainsi que de la faune, tout autour de la Méditerranée. Mais ces facteurs naturels ne sont pas seuls à expliquer l’état actuel des espaces boisés méditerranéens. Depuis des millénaires les sociétés humaines ont façonné les paysages des territoires boisés où elles vivaient.
Dès le paléolithique, les activités des chasseurs-cueilleurs avaient probablement de notables interactions avec la flore et la faune naturelles. Puis l’agriculture et l’élevage néolithiques se sont développés peu après le reflux de la glaciation würmienne, interagissant fortement, lors de la mise en place de la végétation, avec les processus de la dynamique écologique naturelle. L’antiquité classique a vu le développement de systèmes agraires qui ont ensuite persisté, moyennant certaines innovations et améliorations, jusqu’à une époque récente : l’agriculture de décrue puis irriguée (d’abord en Egypte) ; l’arboriculture (d’abord les oliviers et la vigne, puis les châtaigniers des montagnes siliceuses, les chênes des dehesas ibériques…); et surtout le système combinant céréaliculture et élevage sur un terroir divisé en hortus (jardins entourant les villages) ager (champs cultivés un an sur deux), saltus (espace semi-naturel intensivement pâturé) et silva (forêt proprement dite, productrice de ressources multiples, ligneuses, alimentaires et pastorales). Dans ce système, les troupeaux ont joué, par leur déjections lors du parcage sur les zones cultivées, un rôle majeur dans le transfert des fertilisants (azote notamment) prélevés dans le saltus et la silva et concentrés sur l’hortus et l’ager.
A côté de ces usages proprement ruraux, les forêts méditerranéennes ont fourni également, depuis l’antiquité, des ressources essentielles pour la vie urbaine, l’industrie et le commerce. Le bois de feu (ou son dérivé le charbon de bois) était indispensable pour la métallurgie, la poterie, la verrerie… et aussi le chauffage des thermes. Le bois d’œuvre avait aussi des usages multiples. Puisque nous sommes à Alexandrie, on peut par exemple évoquer le fait que toutes les fois que les souverains de l’Egypte, les Lagides en particulier, ont eu de grandes ambitions commerciales et maritimes, il était fondamental pour eux de disposer de suffisamment de bois pour construire leurs flottes. Du fait que l’Egypte en produit peu de qualité adaptée, il leur fallait donc contrôler de grands massifs forestiers hors de la vallée du Nil : Chypre, Liban, Taurus et provinces du sud de l’Asie Mineure. C’était sans doute là une des grandes motivations de leur diplomatie.
Au cours des siècles suivants, en fonction des vicissitudes de l’histoire, les espaces boisés, qui restaient toujours profondément intégrés dans l’ensemble de l’économie des territoires méditerranéens, ont connu des hauts et des bas. Dans les périodes d’intense pression démographique et économique les espaces les plus naturels (saltus et silva) reculaient et se dégradaient. Au contraire dans les périodes de déclin, ils se reconstituaient et progressaient grâce à la remarquable résilience des écosystèmes méditerranéens.
C’est à une époque relativement récente, depuis le milieu du XIXème siècle, qu’une rupture majeure s’est produite. Le développement des villes, de l’industrie, des transports peu coûteux à grandes et très grandes distances (bateaux à vapeur, trains, automobiles, avions) a entrainé des bouleversements des modes de vie, des conditions de production (mise en concurrence de toutes les régions du monde), des échanges, et des rapports politiques (colonisation, guerres mondiales, révolutions, libérations nationales). Tout cela a très profondément transformé les usages des espaces boisés méditerranéens, ainsi que la nature des biens et services que les sociétés leur demandent. Mais les évolutions ont été très différentes selon les pays, et les rives nord, sud et est du Bassin présentent des situations très contrastées.
Dans les pays de la rive nord, les anciens modes de vie ruraux et les anciens systèmes de production agricole ont presque entièrement disparu. La pression sur les espaces boisés (coupes de bois, pâturage, défrichements pour la mise en culture) s’est très grandement affaiblie. La dynamique naturelle de la végétation permet, depuis quelques décennies, une reconquête et une progression, parfois rapide, de la forêt et des autres espaces boisés, que les statistiques forestières mettent bien en évidence. En revanche de nouveaux risques sont apparus : d’une part le développement des incendies dus notamment à l’embroussaillement des matorrals (souvent d’anciens saltus abandonnés) et des sous-bois ; d’autre part le développement d’une urbanisation mal contrôlée grande consommatrice d’espace.
Dans les pays des rives sud et est, au contraire, même si l’agriculture moderne se développe, il reste encore une importante population de ruraux très pauvres, qui exercent une pression très forte sur les espaces boisés : défrichements agricoles, surexploitation du bois de feu, surpâturage, même si la part des aliments prélevés en forêt ou sur les parcours naturels représente une part de plus en plus faible de la ration alimentaire des troupeaux. D’où des risques importants de désertification et de dégradation du couvert végétal et de la biodiversité.
Au nord, depuis de nombreuses années, mais aussi de plus en plus au sud et à l’est, les populations urbaines résidentes et les touristes adressent de nouvelles demandes aux espaces boisés : loisirs de nature, paysage, cadre de résidence ou de séjour. Ces demandes pour des usages souvent non marchands peuvent être sources de conflits soit entre demandeurs d’usages peu compatibles, soit avec les propriétaires (principalement privés au nord et publics au sud et à l’est), d’où la nécessité d’innover dans les rapports entre droits et usages et dans les processus de gouvernance.
Depuis longtemps les services forestiers des pays méditerranéens se préoccupent, souvent très efficacement, de reboisement, de défense et restauration des sols, de lutte contre l’érosion et la désertification, de gestion des bassins versants, de protection des espèces rares ou menacées, végétales ou animales. Mais ce n’est qu’assez récemment qu’on a pleinement pris conscience que ces « services écologiques » avaient une véritable et importante valeur économique, et méritaient donc d’être traités en tant que tels.
Longtemps a prévalu, dans un certain public, l’image de la forêt usine à bois. Si cette image a plus ou moins bien convenu aux forêts de l’Europe tempérée ou nordique, elle a toujours été très mal adaptée aux forêts méditerranéennes. Aujourd'hui la prise en compte des biens et services sociaux et environnementaux permet de mieux apprécier la valeur économique globale des espaces boisés, et peut faire de la Méditerranée un lieu privilégié pour la recherche et le développement de nouveaux modes de gouvernance, prenant en compte cette valeur pour une gestion vraiment durable, malgré les nouveaux défis qu’apportent les risques de changements climatiques globaux.
Des méthodes d’estimation de la valeur économique totale La science économique a développé différentes méthodes pour estimer la valeur des biens et des services que la forêt apporte à la société, même quand il n’y a pas de marché pour ces biens et services. Les plus utilisées sont celles fondées sur les « préférences déclarées », notamment l’évaluation contingente et l’analyse conjointe.
Supposons que l’on veuille estimer la valeur récréative pour la société d’un territoire forestier donné. Une évaluation contingente pourrait être mise en œuvre en interrogeant par un questionnaire un échantillon représentatif de la population. Ce questionnaire commencerait par décrire l’état actuel de la fonction récréative de la forêt, puis proposerait un changement possible de cette fonction : par exemple un nouveau plan d’aménagement forestier pourrait en améliorer les usages récréatifs. Mais ce plan est coûteux et doit être financé. Des questions sont alors posées du type : « seriez-vous prêt à payer 10 euros (par exemple) pour la mise en œuvre de ce plan ? ». A partir des réponses, par oui ou non, à différents niveaux de payements proposés, le chercheur peut, par des calculs statistiques, évaluer la moyenne du maximum du consentement à payer des individus de l’échantillon, c'est-à-dire la valeur qu’ils accordent à l’amélioration des usages récréatifs due à ce plan.
Ainsi, l’évaluation contingente estime la valeur d’un seul changement en décrivant ce changement à tous les individus de l’échantillon, puis en faisant varier le payement proposé à différents sous-échantillons. L’analyse conjointe diffère de deux manières principales de l’analyse contingente. La première différence est que le changement et le coût proposés varient à la fois d’un sous-échantillon à un autre, et que le changement peut affecter différents attributs. Par exemple, le plan peut améliorer en même temps la récréation et la séquestration du carbone. Selon la variante du plan, l’une ou l’autre peut être plus ou moins améliorée. En faisant varier à la fois le niveau de chacun de ces deux services rendus par la forêt et le coût de la mise en œuvre du plan, le chercheur peut estimer, au cours d’un seul exercice d’évaluation, la moyenne du maximum du consentement à payer de la population échantillonnée, vis-à-vis de la récréation et de la séquestration. La seconde différence notable est que, au lieu de demander à la personne enquêtée, comme dans l’analyse contingente, si elle accepte de payer un prix donné pour cette amélioration, on lui demande si elle préfère ne pas payer et ne voir aucune amélioration, ou payer un certain prix pour un plan A, ou payer un autre prix pour un plan B, les plans A et B étant dans notre exemple caractérisés par des niveaux d’équipements récréatifs différents et des tonnages de carbone séquestré différents. Du fait du choix individuel entre ces options, on parle aussi de méthodes de « choix contingent » ou de « choix expérimental ».
L’autre famille de méthodes d’évaluation est celle des « préférences révélées ». Par exemple à partir de l’observation du nombre de déplacements à but récréatif vers la forêt et du coût de chaque déplacement, on peut calculer les valeurs d’une courbe de demande, puis en déduire le bénéfice récréatif net moyen par visite. Cette procédure fait partie des méthodes de coût de déplacement. Une autre méthode de révélation des préférences est celle des prix hédoniques ou implicites : La méthode vise à estimer quels sont les surcoûts que les consommateurs sont prêts à payer pour une chambre d’hôtel ou une résidence proche de la forêt.
Typiquement, les méthodes des préférences révélées expriment la valeur du bien-être obtenu par l’usage ou la consommation d’un bien, alors que les méthodes des préférences déclarées prennent aussi en compte d’autres valeurs. On peut accepter de payer pour la préservation d’une forêt sans pour autant la fréquenter. La méthode du coût de déplacement exprime uniquement la part de la valeur liée à la fréquentation, mais une analyse contingente peut exprimer à la fois les valeurs d’usage et de non-usage. L’agrégation des valeurs d’usage et de non-usage est souvent appelée la « valeur économique totale ». Il faut noter que ce concept ne se réfère pas nécessairement à la forêt dans tous ses aspects. Il peut se référer, par exemple, seulement à une variation des équipements récréatifs, ou à une variation de la capacité annuelle de séquestration de carbone.
Des exemples dans les pays du sud et de l’est
Une tentative d’estimation de la valeur économique totale (VET) des forêts à l’échelle nationale a été réalisée dans plusieurs pays du Sud (Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte), et de l’Est de la méditerranée (Liban, Palestine, Israël, Syrie, Turquie) (Merlo et Croitoru (Eds.), 2005). Toutefois le manque de données a empêché l’estimation de plusieurs valeurs dans certains pays, en Egypte notamment.
Les estimations ont été effectuées par plusieurs experts nationaux pour l’année 2001 en utilisant différentes techniques d’évaluation passant de l’utilisation des prix de marché pour l’évaluation des bénéfices d’usage direct, aux coûts des dommages pour les bénéfices d’usage indirect et des approches basées sur les coûts pour les valeurs de non usage. En général, le degré de confiance devient plus faible pour les valeurs d’usage indirect, et encore moindre pour les valeurs de non usage. Toutefois, ces valeurs ont été souvent sous-estimées à cause de la rareté ou du manque d’estimation de plusieurs bénéfices (Croitoru, 2007a).
Parmi les valeurs d’usage direct, celle liée à la production fourragère domine dans la plupart des pays, notamment dans les pays du Maghreb, avec des valeurs variant de 28 €/ha au Maroc à 74 €/ha en Tunisie pour l’année 2001 (cf. figure 1). Les valeurs dues aux autres produits forestiers non ligneux sont également assez élevées dans certains pays, comme au Liban (129 €/ha) pour le miel notamment, en Israel (30 €/ha) pour le miel, en Palestine (25 €/ha) pour les pignons de pin et les plantes médicinales, et en Tunisie (23 €/ha) pour le liège, les fruits et le miel. La valeur du bois constitue par contre une faible valeur dans la plupart des pays, variant de -7 €/ha pour le Liban à 8 €/ha pour la Palestine, sauf pour la Turquie (23 €/ha) et le Maroc (21 €/ha) (Merlo et Croitoru (Eds.), 2005). En effet, la collecte de bois de feu, dont les prix sont assez faibles, domine dans ces pays, atteignant un niveau de 80-100% de la récolte en Tunisie, au Maroc et au Liban. La chasse représente la seconde valeur de production forestière au Liban (89 €/ha) alors que la récréation constitue la principale valeur de la forêt en Israël avec une valeur de 167 €/ha, du fait des faibles surfaces des zones forestières disponibles (Croitoru, 2007b).
Pour les usages indirects, la protection des bassins versants constitue le premier ou le second bénéfice des forêts dans les trois pays du Maghreb avec des valeurs variant de 21 à 26 €/ha en 2001 et en Syrie (73 €/ha). La valeur liée à séquestration du carbone est par contre faible ou négative, variant de -11 à 8 €/ha, respectivement au Liban et en Turquie, à cause de la faible croissance forestière d’une part, et de la coupe de bois pour satisfaire les besoins énergétiques de la population locale d’autre part (Merlo et Croitoru (Eds.), 2005).
La valeur de non usage a été estimée dans quelques pays seulement (Tunisie, Liban et Turquie) à 5-6 €/ha en se référant simplement aux coûts de conservation des aires protégées, elle ne peut donc pas refléter la valeur économique liée à la conservation de la biodiversité.
En contrepartie, la forêt est soumise parfois à la destruction ou à la dégradation par la surexploitation du bois, par le surpâturage et par les incendies, ce qui entraine une perte de bénéfices directs, mais surtout indirects avec l’érosion des bassins versants et la sédimentation des barrages en aval. Cette perte est surtout élevée au Maroc (17 €/ha) et en Syrie (15 €/ha),
Au total, la valeur économique totale (VET) par ha est assez élevée en Tunisie, en Israël et au Liban avec des valeurs de 138 à 215 €/ha, et de 30 à 89 €/ha dans les autres pays. Les valeurs liées à la production fourragère et autres produits non ligneux constituent plus de la moitié des bénéfices dans tous les pays où les données sont disponibles sauf en Turquie. Dans ce pays la situation est un peu différente car la valeur du bois y constitue la moitié de la VET. La protection des bassins versants est aussi l’un des principaux bénéfices en Syrie (82% de la VET estimée) et dans les trois pays du Maghreb (19 à 46% de la VET). Inversement, les pertes liées à la dégradation des forêts et notamment celles liées à ses interactions avec les ressources en eau, réduisent la VET d’une proportion qui pourrait atteindre 25% au Maroc.
La rareté des données sur la valeur économique totale a conduit les recherches à se focaliser sur l’évaluation des bénéfices environnementaux en utilisant des méthodes basées sur les préférences de la population. Ainsi, les services environnementaux produits par les plantations forestières ont été estimés en Tunisie en 2009. Les résultats obtenus montrent que le bien-être social par personne augmenterait de 6,49 € par an pour l’accès à la nouvelle forêt pour la récréation, de 1,03 € par an du fait de la réduction de 1% de la sédimentation des barrages, de 0,1 € par tonne de carbone séquestrée, et de 5,9 € par an pour l’amélioration de la biodiversité (augmentation des espèces animales et végétales de 1%). Par contre, la restriction de l’accès de la population locale aux forêts plantées pour le pâturage et les autres usages diminuerait le bien-être social de 2,18 € par an (Daly et al., 2010). Ces résultats soulignent l’importance de la valeur économique attribuée par la société aux services environnementaux d’une part, et les compromis entre ces bénéfices environnementaux et les usages forestiers des communautés locales d’autre part.
Un point essentiel qui ressort de l’estimation de la VET dans certains pays du Sud et de l’Est de la méditerranée est le coût élevé de la dégradation forestière. Il découle notamment du faible intérêt de la population locale pour l’usage durable et ses effets à long terme. En effet, les usagers locaux ont pour objectif de maximiser leur revenu commercial actuel à partir d’un usage intensif des ressources naturelles, et ne tiennent pas compte de la dégradation des forêts qui s’accompagne d’impacts négatifs sur les bénéficiaires des services environnementaux hors site, ainsi que sur leurs revenus futurs. Il en résulte un revenu forestier élevé généré par l’économie des ménages. Par exemple, l’analyse économique des activités (forestières, d’élevage, de culture) menées dans la forêt de chêne liège à Iteimia en Tunisie montre que le revenu commercial dégagé est assez important (233,5 €/ha) ; il profite surtout à la population locale, notamment à travers l’emploi familial et la rente liée aux ressources fourragères. Le revenu du capital forestier est aussi élevé (80,8 €/ha en 2002), partagé entre le propriétaire public et les ménages locaux. Par ailleurs, le revenu des ménages serait réduit si l’on passait à une gestion durable de cette forêt. Ainsi, la comparaison des revenus privés entre deux scénarios de gestion durable (avec traitements de régénération) et non durable (dépérissement de la forêt) montre que le deuxième scénario est plus rentable pour la population locale, alors que le premier scénario est plus avantageux pour le propriétaire public. Aussi, le renouvellement des peuplements de chêne liège conduit à une perte de revenu comparée à l’alternative de laisser ces peuplements dépérir (Daly et al., 2010). Cette comparaison souligne le conflit entre la durabilité et le revenu privé et confirme encore une fois les compromis entre la génération de revenus pour la population locale et la conservation forestière. Il en ressort que la gestion durable devrait être encouragée par l’instauration d’incitations conditionnelles pour ceux qui appliquent des pratiques durables. De même, il est nécessaire de compenser les pertes de revenu subies par les ménages à la suite de la mise en œuvre d’une gestion durable des forêts. Pour qu’elle soit acceptable, cette compensation devrait couvrir au minimum la différence des revenus privés entre les deux situations.
En général, l’intégration de la valeur des biens et services non marchands (réduction de l’érosion, séquestration de carbone) dans les analyses de la rentabilité des aménagements de bassins versants permet de montrer que certaines plantations forestières pourraient être socialement rentables par rapport à l’usage actuel des terres, d’où le rôle des instruments économiques, notamment des paiements de services environnementaux, pour combler l’écart entre le bénéfice privé et le bénéfice social (Daly et al., 2010) . Une étude de cas sur le bassin versant de Barbara en Tunisie indique qu’il serait possible d’établir un mécanisme par lequel les utilisateurs de l’eau situés en aval (ou à défaut le gouvernement) puissent payer les exploitants agricoles situés en amont en fonction des bénéfices engendrés par leurs mesures de conservation (Croitoru et Daly, 2010).
Figure 1 : Estimation des bénéfices des forêts à l’échelle nationale dans les pays du Sud et de l’Est de la méditerranée
Des exemples dans les pays du nord
L’ouvrage déjà cité sur l’estimation de la valeur économique totale des forêts dans les pays du bassin méditerranéen (Merlo et Croitoru, 2005) donne des chiffres pour huit pays du Nord. Ces estimations sont présentées dans le tableau suivant, en euros par hectare de surface forestière, pour l’année 2001.
Pour ce qui est des valeurs d’usages directs, c’est la production de bois qui prédomine dans la plupart des pays du nord, contrairement aux pays du sud. Les exceptions sont : le Portugal où la production de liège est comptée dans le groupe des produits non ligneux ; le Midi de la France avec une relativement grande valeur estimée pour les usages récréatifs des forêts ; la Grèce et l’Albanie où la production fourragère vient en premier.
Cette dernière production, bien que non négligeable dans les autres pays, est loin de l’importance qu’elle a encore dans les pays du sud. Ce n’était pas le cas dans le passé, avant le processus de dépeuplement des zones rurales. Donc, dans la plupart des territoires forestiers du nord, les connections entre l’agriculture l’élevage et la forêt sont aujourd’hui beaucoup moins fortes que dans les pays du sud.
Dans les pays du nord il y a maintenant bien moins de problèmes de dégradation forestière liés aux conflits avec l’agriculture et l’élevage ; en revanche beaucoup de problèmes sont apparus ou se sont développés en conséquence du dépeuplement des zones forestières. Le principal de ces problèmes est celui des incendies. Par exemple, dans le cas du Portugal, l’estimation de la valeur des externalités négatives liées aux incendies est du même ordre de grandeur que les valeurs d’usage indirect des forêts (Mendes, in Merlo 2005).
Quant aux valeurs d’usages indirects et aux valeurs de non-usage, les estimations publiées dans cet ouvrage (Merlo 2005) sont plus incomplètes que celles relatives aux valeurs d’usages directs. Donc leur poids relatif dans la Valeur Économique Totale est très probablement sous-estimé. Les estimations fragmentaires disponibles donnent les indications suivantes:
Pistes de recherches et de développement en matière d’économie et de politiques
Pour parvenir à une gestion durable des espaces forestiers méditerranéens, il est nécessaire de mettre en place des mécanismes d’incitation des propriétaires forestiers privés et des populations qui utilisent ces espaces, mécanismes qui soient cohérents avec cet objectif. Ces mécanismes doivent permettre un accroissement du revenu des propriétaires ou des populations vivant de la forêt, à condition qu’ils s’engagent dans des actions contribuant à la gestion durable des forêts.
Ces mécanismes peuvent inclure, par exemple, la création de marchés pour des produits forestiers commercialisables, mais qui auparavant n’étaient pas commercialisés. Tels sont les cas de projets de création d’équipements ou d’offres de services touristiques présentés dans l’ouvrage de Mantau et al. (2001). Dans ces cas, les droits de propriété de ceux qui offrent ces services sont bien définis. Il est relativement facile de fixer des prix et d’attirer une demande capable de les payer. La même chose peut se faire pour d’autres valeurs d’usages directs des forêts comme la collecte de champignons ou de plantes à valeur commerciale, dans des situations où il n’y avait pas au départ, une activité commerciale organisée.
Les choses se compliquent quand il s’agit des externalités forestières négatives ou positives, qui concernent un très grand nombre d’agents économiques, qui ne sont pas organisés collectivement, dans des situations où il est très difficile de définir des droits de propriété sur les services qui constituent ces externalités. C’est le cas, par exemple, des risques d’incendies, de la protection des bassins versants, ou de la conservation de la biodiversité.
Dans ce genre de cas, l’institution d’un marché ou d’autres formes d’accord volontaire entre les parties concernées est impossible, ou aurait des coûts de transaction très élevés. Une alternative est alors de faire appel à l’intervention publique, au risque d’introduire d’autres inefficiences économiques. On peut citer deux exemples récents, en Europe du Sud de ce genre d’intervention qui vont dans le sens de la promotion de l’organisation de l’action collective des propriétaires privés.
Le premier exemple est celui du «Fonds Forestier Permanent» qui existe au Portugal. La possibilité légale de création de ce fonds date d’une loi-cadre de 1997 qui a été précisée en 2004, à la suite des pires incendies de forêt qu’ait connus ce pays. Ce fonds est alimenté par une taxe additionnelle sur les carburants. Les ressources ainsi collectés sont destinés surtout à des actions de réduction du risque d’incendies et à la promotion de l’organisation associative des propriétaires privés. Bien qu’une bonne partie de ces ressources financières ait été directement utilisée par les municipalités qui ne sont ni propriétaires, ni gestionnaires d’espaces forestiers, il faut souligner que ce fonds est important pour soutenir le processus d’organisation associative des propriétaires forestiers privés sans lequel la réduction du risque d’incendie et l’accroissement de la production de biens publics forestiers ne pourraient pas se faire dans un pays où 98.8% de la surface forestière est privée et souvent très morcelée.
Le deuxième exemple est celui de l’ «impôt vert» qui existe en Croatie depuis 2006. Il s’agit d’un impôt qui est payé par toutes les entreprises du pays, correspondant a 0.07% de leur revenu. Ces ressources financières sont destinées à financer des travaux et des infrastructures publiques contribuant à l’amélioration de la gestion des forêts. Elles sont distribuées entre forêt publique et forêt privée en fonction de la part relative de chacune dans la surface forestière totale du pays, c’est à dire 22% pour la forêt privée et 78% pour la forêt publique. Dans le cas des forêts privées une utilisation importante de ces financements est le soutien à la création d’associations de propriétaires forestiers, auxquelles sont confiées des missions de service public de développement forestier. Grâce à cet effort une trentaine d’associations de ce genre ont actuellement été constituées.
L’organisation de l’action collective des agents économiques concernés par les espaces forestiers peut être importante en termes de gestion durable non seulement pour internaliser des externalités forestières (qui ont des caractéristiques de biens publics), mais aussi pour développer des initiatives privées en vue de la commercialisation des valeurs d’usages directs des espaces forestiers. En effet, une stratégie efficace pour accroitre le revenu provenant de tels produits est non seulement de créer des marchés là où ils n’en existent pas encore, mais aussi de différencier positivement ces produits par le biais de la certification ou de l’attribution d’une appellation d’origine. La certification est déjà en marche dans le cas du bois. Pour ce qui est des appellations d’origine cela se fait déjà pour les champignons en Italie. En termes économiques, il s’agit de promouvoir la production d’un bien de club qui est constitué par le label, avec le bénéfice d’un prix de vente plus élevé pour les producteurs du bien labélisé. La mise en place de ces systèmes de certification est facilitée par des formes d’organisation collective des propriétaires forestiers, et l’exige même souvent.
La multifonctionnalité des espaces forestiers méditerranéens exige des formes d’organisation collective non seulement des propriétaires forestiers, mais aussi des autres agents qui doivent coopérer avec eux dans la mise en valeur de cette multifonctionnalité. Cela peut se faire par une approche territoriale qui mette en réseau cette diversité d’agents qui opèrent sur un même espace forestier. Par exemple, sur un espace forestier offrant une bonne qualité du paysage, ainsi que d’autres produits forestiers (champignons, châtaignes, etc.) qui peuvent attirer des touristes, cette approche territoriale peut consister à organiser des projets qui construisent un réseau de coopération entre les propriétaires de ces espaces forestiers, les entrepreneurs de la restauration et de l’hôtellerie, les agences de tourisme, les municipalités etc. L’initiative communautaire LEADER a financé quelques projets qui sont de bons exemples de cette approche.
Enfin, il ne faut pas oublier que, même si les forêts méditerranéennes ne sont pas, en général, à la base de filières industrielles comme les forêts très productives de bois, il y a, quand même, des cas où cela existe. Le liège est un des plus importants. Il concerne surtout la forêt du sud du Portugal, une région dont le sort dépend très fortement de la vitalité économique de ce produit. C’est une filière d’importance non négligeable pour quelques autres zones, en Andalousie, en Catalogne, au Maroc, en Algérie et en Tunisie. La forte concurrence de produits substituts du bouchon en liège a provoqué, de la part de l’industrie du liège, des investissements considérables en recherche et développement et en amélioration du contrôle de qualité, ainsi que dans l’intégration verticale afin de réduire les coûts de production et de mieux garantir la qualité finale des produits.
Ces exemples, qui sont loin de couvrir tout l’éventail des stratégies économiques nécessaires à la promotion de la gestion durable des forêts méditerranéennes, permettent de voir qu’il faut faire appel à une pluralité d’approches et d’instruments de politique:
Conclusion : la nécessité de construire de nouvelles modalités de gouvernance
Au cours d’une très longue histoire, les forêts, ainsi que les autres espaces boisés et naturels méditerranéens, ont constamment évolué en étant conditionnées à la fois par les facteurs d’un milieu naturel très spécifique et par des activités humaines très diverses. Elles ont généralement fait preuve d’importantes capacités de résistance. Aujourd’hui elles sont confrontées à de nouveaux défis du fait des changements climatiques globaux, des inégalités de développement, et des nouvelles demandes issues de sociétés en pleine mutation.
Ces territoires présentent des valeurs souvent élevées du fait des nombreux usages biens et services qu’ils fournissent, que ceux-ci soient environnementaux, sociaux ou économiques, marchands ou non marchands, effectifs ou potentiels. Certains outils des sciences économiques permettent de mieux en mieux d’estimer ces valeurs, comme de nombreux exemples viennent de le montrer, et de les agréger en une valeur économique totale. Mais l’apport de l’économie ne se limite pas à une meilleure estimation de ces valeurs. Les sciences économiques fournissent aussi, à côté d’autres connaissances, un cadre de référence pour construire des processus de gestion vraiment durable de ces territoires.
Face à ces nouveaux défis, la mise en œuvre d’une gestion durable exige d’innover dans la gouvernance des territoires boisés. Cette gouvernance nouvelle implique la participation des différents acteurs sociaux concernés aux phases de diagnostic de la situation présente, d’élaboration de stratégies ou de visions communes, d’arbitrage entre usages conflictuels, de définition de projets ou de plans d’aménagement, de mise en œuvre de ceux-ci, puis de leur suivi et de leur évaluation. L’économie et les économistes ont leur rôle à jouer dans cette vaste entreprise de construction d’une nouvelle gouvernance des territoires forestiers, qui est le sujet de l’exposé suivant de Monsieur le Haut-Commissaire Abdeladim Lhafi.
Références
Croitoru L. and Daly-Hassen H., 2010. Using Payments for Environmental Services to improve conservation in a Tunisian watershed. Mountain Forum Bulletin, January 2010, 89-91 Croitoru L., 2007a. How much are Mediterranean forests worth? Forest Policy and Economics. Volume 9, Issue 5, January 2007, Pages 536-545 Croitoru L., 2007b. Valuing the non-timber forest products in the Mediterranean region. Ecological Economics 6 3 (2007) 768 – 775
Daly-Hassen H., Pettenella D. and Tadesse J.A., 2010. Payments for watershed services: An economic instrument for the sustainable management of Mediterranean watersheds. Sistemas y recursos Forestales, under press Daly-Hassen H., Riera P., Garcia D., Mavsar R., Gammoudi A. 2010. Valuing the tradeoffs of Tunisian plantation forests: A Choice experiment application. Paper to be presented at the XXIII IUFRO World Congress Mantau U., Merlo M., Sekot W. and Welcker B. (2001). Recreational and Environmental Markets for Forest Enterprises. CABI Publishing, Wallingford, Oxon, 541 p. Merlo M., Croitoru L. (Eds.), 2005. Valuing Mediterranean forests: Towards total economic value. CABI Publishing, Wallingford, Oxon, 406 p. (Including Mendes A. Chapter Portugal, pp. 331-352)
Montgolfier(de) J. Les espaces boisés méditerranéens – situation et perspectives - Ed. ECONOMICA collection les fascicules du Plan Bleu n° 12. Août 2002 - (208 pages) (traduit en turc par Alanay A. : Akdeniz Orman Alanlari – Bugünkü durum ve gelecekte beklenenler Eastern Mediterranean Forestry Research Institute – Tarsus– 2005 – 228 pp.)
Montgolfier(de) J. espaces forestiers méditerranéens et développement durable - Revue Forestière Française – n° 1 – 2006 - pp. 73-80
Plan Bleu (Benoit G. et Comeau A. Ed.) – Méditerranée : les perspectives du Plan Bleu sur l’Environnement et le Développement – Ed. de l’Aube, diffusion Seuil – octobre 2005 – 432p. (traduit en anglais : A Sustainable Future for the Mediterranean – The Blue Plan’s Environment and Development Outlook - Ed. Earthscan – November 2005 – 464 p.
PNUE/PAM- Plan Bleu – Etat de l’ environnement et du développement en Méditerranée 2009 – PNUE/PAM-Plan Bleu, Athènes, 2009 - 208pp. traduit en anglais : UNEP/MAP-Plan Bleu: State of the Environment and Development in the Mediterranean, UNEP/MAP-Plan Bleu, Athens, 2009 - 204pp.
|